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Touquet n’est pas jouer

Touquet, n’est pas jouer

21h, sur la place, devant l’office du tourisme du Touquet, soir après soir, une Kangoo utilitaire blanche se gare.

Il fait nuit sombre, en ce soir de décembre, et froid.

Le moteur tourne par intermittence pour réchauffer l’homme, assis à bord, cheveux longs, barbe de plusieurs jours, vêtements de chantier. Il essaie de se faire discret, des passants pourraient se tromper sur ses intentions. Il ne fait rien de mal. En réalité, il vient ici pour la connexion Wifi. Il est en lien avec une femme qui vit dans le Sud-ouest. En principe, il habite à trois heures de chez elle mais, actuellement, il est en déplacement professionnel dans le Pas-de-Calais et il occupe provisoirement une maison en travaux dont il effectue l’isolation. Elle possède juste un compteur électrique de chantier et un seul radiateur dans une pièce fermée sans internet. La femme et lui se parlent par mail. Ils discutent de tout et de rien. Parfois, la batterie de son ordinateur est sur le point de s’arrêter, il faut se quitter. Il a un peu honte d’être ici, sur ce parking, comme un sans-abri. Mais il se sent seul. La personne avec qui il est en contact lui plait. Il la trouve jolie sur sa photo de profil avec sa robe rouge d’été, son sourire et ses yeux pétillants.

Ils ne se sont pas encore rencontrés pour de vrai.

Elle aussi a attentivement regardé les différentes photos qu’il a bien voulu afficher. Elle a une préférence pour celle où il est assis en tailleur dans ce qui semble être une grotte de l’Himalaya. On dirait un sage. Il pratique la méditation, il le lui a dit. Ce côté spirituel aussi l’attire.

Alors quand elle lui parle, elle s’adresse plus spécialement à cette photo. Ils peuvent parler des heures sans se lasser, ils ont plusieurs centres d’intérêt en commun.

Ils se sont même raconté leurs anciennes amours et ont reconnu leurs erreurs passées avec sincérité.

Son métier à elle lui plait. Elle est dans le tourisme. Elle l’emmène voyager par la pensée dans les pays exotiques qu’elle connaît : l’Inde, le Népal, l’Indonésie, le Tibet. Lui connaît la Thaïlande. Tous les deux aiment l’Asie. Ils en parlent, ils repartiront là-bas ensemble dès que ce sera possible. Ils en rêvent tout haut.

Elle aussi aime son métier à lui. Il construit des maisons en bois. Même si pour le moment, il galère un peu. Il lui en fera une, si elle veut. Elle veut bien.

Mais là, c’est l’hiver. Il est au Touquet pour un bout de temps, sur ce chantier. Pour ce travail, il empoche une misère, mais c’est toujours ça de gagné. Au moins, il a un métier utile et sait bâtir un nid solide. Ils ont échangé ainsi pendant un mois, d’abord par mail, puis par téléphone.

Assez discuté, un jour il faut se lancer : ils souhaitent à présent se voir autrement qu’à travers un écran. C’est elle qui s’y colle. Elle va traverser la France entière pour le retrouver : elle a rendez-vous avec lui au Touquet. Ils espèrent tous deux se plaire aussi dans la vraie vie. C’est un peu risqué de faire un aussi long trajet… et si cela ne marchait pas entre eux… Elle appréhende, mais elle a envie de savoir aussi.

Il n’a pas d’autre endroit pour l’accueillir que cette maison-chantier où il est installé sommairement. Elle ne veut pas s’obliger ni l’obliger à dormir ensemble, surtout la première nuit. Elle va arriver tard, alors elle réserve un Airbnb. Elle a besoin d’être rassurée et de savoir où dormir. Une fois que c’est fait, elle prépare avec soin ses affaires. Il lui faut penser à ce qu’elle portera le jour, mais aussi la nuit, choisir quel pyjama, ses sous-vêtements, des habits pour l’hiver et la pluie et un peu pour le soleil, les chaussures qui vont avec, son écharpe orange qui l’aide à se sentir sûre d’elle, son parfum, sa lampe, son livre de chevet, son carnet secret. Décidée, elle marche vers son premier covoiturage qui l’emmènera jusqu’à Paris. Huit heures de route, la voiture est pleine, elle en profite pour se reposer à l’arrière pendant que les autres voyageurs discutent ensemble. Puis elle doit descendre, prendre le bus, le métro, un changement, un peu de marche, elle arrive juste à temps pour son deuxième covoiturage. Une jeune femme sympa mais bavarde, qui va la conduire jusqu’à son rendez-vous.

Elle n’a pas trop le temps de penser à ce qu’elle dira en arrivant, si elle doit lui faire la bise ou lui serrer la main. Soudain, elle a chaud et transpire sous les bras. Dernière aire d’autoroute avant la sortie, elle propose un arrêt. Elle tient à faire un brin de toilette avant de le rencontrer. Le rendez-vous a été donné sur la place, devant les couverts du marché. Comme c’est romantique ! Le Touquet a l’air d’être une jolie ville. Elle a regardé des photos sur internet. Au moins si ça ne marche pas, elle l’aura visitée. Quand elle arrive, il pleut, il fait déjà noir, elle ne le voit pas et court s’abriter sous une arcade avec ses bagages, le temps de l’appeler. Très vite, il est là, mouillé, gêné aussi. Ils se retrouvent enfin. On va boire un verre? Oui. Ils sont assis l’un en face de l’autre. Ils se voient pour la première fois. Elle ne sait pas dire s’il est beau, mais au moins il ressemble à ce qu’il paraissait, elle pense « avec lui, c’est possible ». Lui aussi la découvre en mouvement, elle n’est plus figée comme sur la photographie, il la regarde, l’air étonné, mais satisfait. Ils ont déjà beaucoup parlé ensemble par mail, ils ne vont pas tout recommencer. Alors ils se disent juste : « C’est toi ? Alors tu es venue ?

— Oui, toi aussi tu es là ! Cela aurait été vraiment indélicat de me poser un lapin après tout ce trajet. »

Et ils rigolent, un peu embarrassés par leur semblant de blague.

Ils se réchauffent à la chaleur du café et se détendent petit à petit, leurs mains se frôlent. Ils savent tous deux qu’ils n’ont que quelques jours ensemble, cinq exactement… c’est court, il leur faut entrer en contact sans tarder. Quand elle se lève, il lui caresse les cheveux. En marchant jusqu’à la voiture, il lui prend la main. Pour ne pas qu’elle glisse. Ils cherchent une crêperie pour manger. Pour prolonger la soirée, il l’invite dans son antre pour partager une tisane avant de se quitter. Ils n’ont pas décidé de passer la nuit ensemble. Il a bien rangé ses quelques affaires, un matelas au sol fait office de banquette, une petite table basse est improvisée entre deux parpaings. Sur un réchaud de camping, il s’occupe de faire frémir l’eau, il jette quelques authentiques feuilles de verveine dans une véritable théière noir ébène. Elle n’a pas très chaud malgré le chauffage allumé, il lui propose son gros pull-over, elle accepte, elle l’enfile. Il lui pose sa couette sur ses jambes. Elle hume son odeur, une odeur qu’elle ne sait pas qualifier, mais qui ne lui déplait pas. Dans cette maison, elle a l’impression d’être dans une cabane. Ça sent le pin. Elle se blottit, elle commence à se détendre. Ils parlent doucement à la lueur des bougies. Et puis, la fatigue du trajet l’envahit progressivement. Elle parle de rentrer, de gagner son Airbnb. Il lui ressert de la tisane et lui propose un massage des pieds. Il sourit en disant cela, il est calme. Elle refuse gentiment. Elle sent bien qu’il veut la retenir encore un peu. Il s’est assis tout contre elle, il essaie de bouger le moins possible. Elle s’endort dans son lit à lui. Un peu plus tard, elle se réveille, un peu désorientée. Où suis-je ? Ah oui ! Là où il vit. Où est-il ? Elle l’appelle. Il vient, il regardait la nuit. Il s’assoit sur le bord du lit, il est trop tard pour prévenir le Airbnb. Alors, doucement, elle lui fait signe qu’il peut s’allonger près d’elle. Ils se prennent tendrement dans les bras, puis les baisers commencent à venir. Ça y est, la glace est brisée.

Le lendemain matin, la pluie a cessé, le vent l’a chassée, un tendre soleil revient caresser le paysage. Ça tombe bien, il a pris un jour de congé, ils vont se promener. D’abord, ils vont marcher sur la plage, elle en rêvait. Ils s’assoient sur un coin de sable et boivent un café dans un Thermos, même si le temps est un peu gris. Il a apporté aussi un petit réchaud finlandais, une poêle et une pâte à crêpe. A l’abri de la dune, il fait sauter des pancakes qu’ils dégustent en gardant leurs gants et leur bonnet, en regardant les vagues crachoter. Elle trouve cela très insolite. Puis il l’emmène découvrir la ville, ses parcs et ses jardins, ses statues, l’hôtel de ville et le grand hôtel. Il va falloir songer à manger, ils entrent dans un supermarché acheter des galettes, du saumon, des œufs, de la soupe au miso, du jus de fruits ananas citron vert pour le petit déjeuner. Ils commencent à bien s’apprécier même s’ils n’osent se l’avouer. L’après-midi, ils se couchent pour la sieste. Vers cinq heures ils sortent de sous la couette, mais le soleil s’est déjà couché, ils font un bon goûter, chocolat chaud et brioche beurrée. Ils vont rester encore un peu au lit, regarder un film sur l’ordinateur, se réchauffer encore, prendre une douche, se regarder. Le lendemain, il travaille, elle le savait, elle a pris de quoi écrire et lire. Elle ne veut pas le déranger mais, de temps en temps, elle lève la tête pour le voir en pleine action. Elle le trouve beau avec son bonnet enfoncé sur la tête. Il la voit le regarder, il lui sourit. Elle sort faire des courses, quelques fruits, du pain, du vin, des olives, de la salade, du concombre, de la féta, elle fera une salade composée. Elle revient dans son imperméable rouge, il se dit qu’il a de la chance de l’avoir rencontrée. Elle rit quand il vient manger. Le soir, ils se blottissent l’un contre l’autre sous la couette, ne laissant dépasser que le bout de leur nez. Le samedi matin arrive vite, trop vite. Cinq jours, c’est vite passé, elle doit déjà repartir. Ils font l’amour longuement, tendrement, doucement. Il la conduit au train, cette fois-ci. Ils se serrent fort dans les bras, ils s’embrassent, ils se promettent de s’appeler chaque soir et de se revoir très vite. Le train a du retard, elle arrive vraiment tard chez elle. Il doit dormir. Elle l’appellera demain matin. Quand elle le fait, il est déjà sur son chantier, il est content de l’entendre, mais il est en équilibre sur une poutre, ils échangent juste quelques mots, il veut terminer vite pour la retrouver. Il ne la rappelle pas ce soir-là, il dine chez sa tante qui habite dans la région. Le lendemain, elle est en formation. Leurs coups de téléphone s’espacent, mais ils y croient encore. Le chantier a pris du retard, son retour est repoussé.

Elle commence à douter… et s’il ne l’aimait plus ou pas assez et à regretter d’avoir fait l’amour avec lui au Touquet.

Il se demande pourquoi il évite de l’appeler, pourquoi il n’arrive pas à travailler plus vite sur ce chantier. Il ne le sait pas lui-même.

Ils se demandent tous deux ce qui n’a pas marché.

Elle s’en veut d’avoir sans doute trop vite cédé à ses avances. Qu’a-t-elle fait qui lui a déplu ? Elle voudrait le lui demander, mais elle n’ose pas.

Que voulait-il ? Il se le demande. Juste remplir sa solitude, se réchauffer ?

Pourquoi l’évite-t-il ? A-t-il trouvé quelqu’un d’autre dans sa vie ? Qu’attend-il pour la rappeler ?

Elle ne veut pas retourner sur ce site de rencontres, en tout cas pas tout de suite, elle a été blessée. Mais finalement, sa curiosité l’emporte et elle va revoir son profil, il a changé ses photos. Alors, elle change son nom d’utilisateur etchoisit une nouvelle photo. Il la reconnaît et en même temps, elle semble différente. Il va papoter avec une autre fille… Après tout, il n’a rien à se reprocher. Elle regarde d’autres profils d’hommes qui habiteraient plus près de chez elle. Après tout, elle ne fait rien d’interdit.

Ils n’osent plus s’appeler. Ils ne savent pas vraiment pourquoi. La distance s’est installée entre eux. Ils étaient pourtant bien ensemble, alors pourquoi maintenant, se triturent-ils le cerveau ? Ils cherchent des explications, des raisons, un coupable.

L’univers qui regarde tout ça d’en haut est encore surpris. Il se demande bien pourquoi les humains se compliquent tellement l’existence ! Tout ce qui devait être échangé l’a été et c’était parfait ainsi.

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